Réindustrialiser la France est-il faisable ?

«Notre priorité est de produire davantage» a martelé Emmanuel Macron, le 30 mars dernier, au tout début du confinement. Un vœu qu’il a réitéré le 14 juin lors du discours annonçant l’accélération du déconfinement. Certes, la chanson n’est pas nouvelle. Nicolas Sarkozy et François Hollande l’avaient déjà entonnée avant le président actuel. Le premier en caressant l’idée d’une Tva sociale sur les produits importés (finalement jamais mise en œuvre) puis en annonçant une prime à la relocalisation ciblant les grosses industries (comme l’automobile). Le second en créant un ministère du redressement productif, confié à Arnaud Montebourg, et dont on se souvient encore du portrait en marinière «Made in France» à la Une d’un magazine…

Indépendance

Si depuis, la fabrication française a fait parler davantage d’elle dans le textile-habillement, elle n’a pas encore remodelé la filière, loin de là. L’épisode du covid-19 et la mise à l’honneur de l’industrie hexagonale, reconvertie prestement dans les masques et blouses, les promesses de restaurer l’indépendance industrielle vont-elles, cette fois, réellement faire bouger les lignes ? Et quel rôle l’Etat peut-il jouer dans cette renaissance ?
Le 8 juin dernier, Brune Poirson et Agnès Pannier-Runacher, respectivement Secrétaires d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire, et du ministre de l’Economie et des Finances, confiaient une mission «pour le développement d’une filière textile durable» à Guillaume de Seynes, le président du Comité stratégique de filière (Csf) «Mode et Luxe» (voir Journal du Textile N°2468 du 16 juin 2020). A l’origine de cette mission, on trouve l’«électrochoc» du covid-19, rappelle Karine Renouil, la codirigeante de la Manufacture de Layette et Tricots (Mlt) et de Jean Ruiz. Pour elle, la pandémie a permis «la prise de conscience qu’on n’était pas indépendant pour la production de produits comme les masques ou les blouses». C’est «la conséquence de la décision, prise depuis plus de vingt ans, de confier le textile à d’autres pays»«Accepter qu’un produit fabriqué par une main d’œuvre qui n’a pas le même salaire et le même niveau de protection qu’en France puisse rentrer dans notre pays, sans quota ni contrepartie financière, a fichu en l’air notre industrie Ainsi, plus de 3.000 entreprises textiles ont fermé entre 2008 et 2015, et deux tiers des effectifs ont disparu.»
En 2020, crise oblige, il a fallu s’adresser aux entreprises toujours en place. «Agnès Pannier-Runacher nous a contactés via nos organisations professionnelles. Pendant le confinement, on a vu que 400 entreprises françaises (1300, au moment culminant, ndlr) étaient capables de se mobiliser dans une atmosphère de léthargie contrainte généralisée. C’est la preuve qu’on n’est pas mort, qu’il existe tout un tissu d’entreprises avec un savoir-faire et de l’énergie, qu’il fallait juste raviver.» 

Culture du secret

Autre effet vertueux, «cela a permis à certains historiques (marques, ateliers) de se découvrir. Il y avait en effet jusque-là une culture du secret qui les empêchait de davantage se connaître», observe Guillaume Gibault, le Pdg du Slip Français, porteur du collectif Savoir-faire ensemble qui a mobilisé la filière autour des masques. Pour lui, le rôle de la nouvelle mission du Csf «Mode et Luxe» doit être «de capitaliser sur la constitution de la filière cristallisée pendant cette période».
Mais va-t-il être possible d’accélérer le décollage du «Made in France» ? Elle-même membre de cette mission, Karine Renouil (Mlt, Jean Ruiz) en est convaincue. Elle salue cette mission qui va «dans le bon sens» et devrait donner naissance «à de belles idées». Marc Pradal, le président de l’Ufimh (Union française des industries de la mode et habillement) et Pdg de Kiplay, est aussi persuadé que la mission va donner «un coup d’accélérateur au désir de fabriquer de nouveau en France, car il y a une prise de conscience de l’Etat jusqu’aux consommateurs»«Depuis cinq, six ans, on sentait que, la question du “Made in France” montait en puissance. Nous sommes de plus en plus sollicités par de jeunes marques ou des sociétés qui veulent ou repensent fabriquer en France. Si nous entraînons les pouvoirs publics avec nous, nous pouvons faire de grandes choses positives.» Marc Pradal ne s’attend pas pour autant à renouer «avec des volumes importants de fabrication», mais au moins «à renforcer les emplois en France et les développer progressivement dans les dix ans à venir».
Karine Renouil reconnaît que la tendance pro «Made in France» était là avant le covid-19, il y a «deux, trois ans». «Un vêtement tricoté dans l’Hexagone attire de plus en plus de consommateurs. Le phénomène est devenu si fort l’an dernier qu’il a commencé à faire bouger les distributeurs.» Leclerc est un client de Mlt depuis 40 ans. Récemment, d’autres distributeurs comme Auchan, Carrefour, Casino, Système U ou Aubert «ont pris conscience de l’intérêt croissant du consommateur pour la fabrication française et veulent la pousser». Pour faire avancer cette cause, elle compte donc avant tout sur les donneurs d’ordre. «Donnez-nous des commandes et on se débrouillera. On investira, on formera et on embauchera.» Après avoir démarré avec une dizaine de salariés il y a quatre ans, le groupe de Karine Renouil en compte aujourd’hui une vingtaine. 

Des séries courtes

De façon plus générale, la dirigeante avance l’idée d’une charte, via laquelle des donneurs d’ordre de la filière s’engageraient à se fournir à hauteur d’un certain pourcentage de produits «Made in France». «Aujourd’hui, les acteurs du luxe commandent énormément en France. A côté, des marques plus accessibles et fabriquées en France comme Solfi (et son label La Française), Le Slip français, Balzac Paris, Fifi Chafnil ou Tranquille Emile, vont de mieux en mieux et apportent beaucoup d’énergie positive. Mais leurs séries sont courtes. Pour que nos machines tournent 24 heures sur 24, il faut des commandes par des grands distributeurs ou spécialisés de milliers de pulls, pas de quelques centaines.»
Les consommateurs suivront-ils en masse si les distributeurs infléchissent leur stratégie ? Ludovic Gaudic, le dirigeant de Lcap (La Compagnie des Ateliers Peyrache), estime qu’après le covid-19, «les gens vont faire très attention à leurs dépenses. Tant qu’on n’aura pas fixé de règles raisonnables sur les produits importés et que la différence de prix restera trop importante avec ceux fabriqués en France, il n’y aura pas de décollage de la consommation du Made in France».

Coûts de la délocalisation

Pour gommer en partie cette différence, Guillaume Gibault (Le Slip Français) plaide pour une «Tva sur les produits durables et fabriqués localement, à l’instar de celle qui a été mise en place (à 5,5%) pour les masques et surblouses». Une telle mesure permettrait de combattre un peu le système pernicieux de la délocalisation. «Quand on regarde le coût de transport et le coût écologique, le manque de réactivité et la nécessité de faire des gros volumes qui obligent ensuite à faire des opérations à moins 60%, on s’aperçoit que la délocalisation cumule les points négatifs.»
Un autre observateur du secteur l’approuve, estimant qu’un prix barré «ne devrait pas dépasser 15 à 20%» et, que si «certains distributeurs se cassent la figure aujourd’hui», c’est «parce qu’ils ont fait du surstockage».
D’autres acteurs de la filière en appellent aux pouvoirs publics. A très court terme, Marc Pradal (Ufimh), souligne que «les ateliers n’ont plus de travail à la mi-juillet car les carnets d’ordre se sont effondrés». Il réclame donc «des mesures sectorielles de financement par l’Etat du chômage partiel et d’accès à la formation immédiate».
A plus long terme, Ludovic Gaudic (Lcap), estime qu’«avant de relocaliser en France, il faut d’abord consolider les sociétés qui existent pour qu’elles ne périclitent pas». Parfois très anciennes, avec des machines «datant de 25 à 30 ans», «beaucoup ont besoin de se restructurer, de se moderniser». Pendant des années, «nombre d’entre elles ont géré plutôt la décroissance, en faisant chuter leurs effectifs. De grosses entreprises se sont rapetissées, comme Gerbe, passée de 1.500 salariés à la grande époque à une dizaine. Elles n’ont pas pu investir le coût de ces licenciements dans la modernisation de leur outil de production». Il estime que la priorité devrait être «de permettre aux entreprises françaises de se consolider en termes industriels». «On pourrait imaginer qu’elles bénéficient de prêts d’amorçage à taux zéro (et remboursables seulement à partir de la quatrième année) de la part de l’Etat (Bpi), leur permettant d’amorcer les investissements. Une machine n’est en effet rentable qu’au bout de trois ans. Evidemment, il ne s’agirait de financer que des entreprises viables. Cela permettrait de générer de la valeur, et de conserver des entreprises en France.»

Prêt d’amorçage

A son échelle, le dirigeant de Lcap pense qu’il pourrait en faire bon usage. Il a créé son propre groupe textile en rachetant successivement deux brodeurs (La Broderie du Lys et Les Ateliers Peyrache) et, dernièrement, un spécialiste de la confection homme, France Confection, rebaptisé France Manufacture. Depuis le démarrage de Lcap il y a cinq ans, une quarantaine de personnes ont été embauchées sur une équipe totale actuelle de 85. Le groupe a investi environ 700.000 € pour moderniser son parc machines et, ce, sans aucune aide. Aujourd’hui, il caresse un projet de relocalisation du tissage éponge, labellisé Origine France Garantie, avec des débouchés dans l’hôtellerie de luxe. Cela nécessiterait 500.000 € d’investissements, ce que Lcap ne peut assumer seul. «Un prêt d’amorçage permettrait de nous lancer.»
Pour sa part, Marc Pradal (Ufimh) espère «un plan de relance» général pour le secteur, qui lui permettrait d’accompagner ses investissements dans le numérique et l’outil de production. «Un accompagnement par des mesures fiscales serait bienvenu. Le crédit d’impôt collection n’est plus réellement adapté à nos professions, avec une limitation de son montant annuel à 66.000 € lissé sur trois ans. Il faut le toiletter, l’améliorer pour que les marques et façonniers puissent en bénéficier.» Et de citer «le crédit d’impôt recherche dont bénéficient d’autres industries» leur permettant «d’avoir des allègements fiscaux importants».

Marchés publics

Karine Renouil aimerait, elle, que les marchés publics donnent l’exemple. «Ce n’est pas normal que l’Etat n’achète pas davantage de textile (pour les pompiers, la police, La Poste etc) “Made in France”, une part aujourd’hui très faible. Ce serait bien que les pouvoirs publics apportent de l’activité aux entreprises en échange de quoi elles basculeraient dans la fabrication de produits d’urgence en cas de crise.» Son entreprise a travaillé pour la première fois avec les collectivités pendant la crise du covid-19 pour leur fournir des masques. Elle a découvert de nouveaux clients et espère que cela sera «une nouvelle piste» pour son activité.
Ludovic Gaudic (Lcap) pense, lui, que l’Etat peut jouer son rôle dans le problème récurrent de la formation, une filière où «les jeunes formés manquent à l’appel, avec une moyenne d’âge dans les ateliers de 55 ans». «Nous sommes prêts à former des gens en interne. Mais le temps passé avec les apprentis coûte de l’argent alors que ceux-ci ne sont pas opérationnels avant au minimum trois ans. Aujourd’hui, l’Etat ne prend rien en charge, mais s’il assumait 85% des coûts et nous 15%, ce serait bien.»
Pour autant, aucun industriel n’attend tout de l’Etat. «Pour que le “Made in France” fonctionne, il faut d’abord bien faire notre métier, arriver à faire de bons produits, rappelle Guillaume Gibault (Le Slip Français). Il faut proposer ce dont les gens ont envie et être capable de bien le raconter.»

Mise en contact

A l’Ufimh, on se retrousse aussi les manches pour faire avancer la cause de la fabrication française. Le 20 mars dernier, quatre commissions ont été impulsées pour réfléchir à la réindustrialisation. Marc Pradal évoque «des échanges très fructueux avec des experts venus d’univers très différents de l’écosystème de la mode». Fin juin, il présentera une trentaine de propositions au gouvernement. Il annonce des «idées simples mais efficaces» pour «améliorer l’outil de production, la formation et le bien-être dans les ateliers, impliquer l’Etat en instaurant une indépendance industrielle et développer des achats de production française, instaurer des contrats de confiance entre donneurs d’ordre et façonniers, proposer des mesures fiscales adaptées».
Parmi les idées, figure, par exemple, une plateforme de mise en contact collective à l’image de celle mise en place pour les masques. «L’expérience du confinement a été très formatrice, avec l’utilisation de nouveaux moyens de communication et de télétravail. Il faudra prolonger ces échanges pour les questions techniques pour nos fabricants et dans l’e.commerce et le numérique pour nos marques car nous n’avons plus vraiment le temps de nous déplacer. Aujourd’hui, il manque notamment des plateformes régionales pour mettre au point à distance des prototypes ou des échantillons rapidement.»
Toutes ces propositions pourront être reprises et mises en œuvre par l’équipe missionnée par les ministères d’Agnès Pannier-Runacher et de Brune Poirson. Pour Marc Pradal, la fabrication française pourrait s’imposer, à la lueur d’une transparence accrue exigée par le consommateur. «Il faut repenser le coût global du prix de vente des produits. Une chemise vendue 140 € alors que son coût de revient industriel ne dépasse pas 10 €, avec une marge de 130 € partagée entre des frais de structure de l’entreprise et la distribution, c’est une incohérence que ne supporte plus le consommateur. Il faut retrouver un partage des marges afin que toutes les parties s’y retrouvent.» Il préconise «un peu plus de volume pour le producteur avec des engagements à moyen terme et des produits achetés en nombre suffisant, sans perte ni destruction, et en circuit court, pour éviter des avances de trésorerie».

Bienveillance

Karine Renouil (Mlt), voit aussi des raisons d’espérer dans le «Made in France». «Dans notre secteur, des industriels ont été meurtris par ce qui s’est passé ces dernières décennies. Ils ont connu la “guerre”, mais ceux qui sont toujours là, comme Petit Bateau, Lacoste ou Tricots Saint James et plein d’autres moins connus ayant fait un travail formidable, sont des irréductibles, des rocs sur lesquels il faut s’appuyer. Et puis, il y a des néo-industriels, comme moi, qui sommes arrivés moins “blessés” dans le secteur. Pour nous, ce n’est même que du bonheur. C’est régénérateur et porteur d’espoir. L’association des deux peut servir de pilier pour la renaissance du “Made in France”.» Car «on n’a pas le choix». «On a fait de grosses bêtises en délocalisant à tour de bras, mais aujourd’hui on est portés par une espèce de bienveillance. Tout le monde a conscience que c’est notre intérêt à tous. Nous avons devant nous une grave crise, avec une hausse du chômage. Or, notre industrie a justement un fort potentiel d’emplois.»

Sophie Bouhier de l’Ecluse